Cette pratique méditative nourrit directement mes processus de création. Elle permet de travailler consciemment avec ses parts inconscientes et de laisser le corps bouger selon sa nécessité, afin
que ce qui n’a pas de mots puisse trouver des chemins d’expression à travers le mouvement. Cette pratique en quelque sorte "réinitialise les compteurs" et permet de sortir de ses habitudes
de faire ou des automatismes de danse. Le Mouvement authentique, en cela qu’il permet à quelque chose d’informulé d’émerger et de s’exprimer dans le mouvement, alimente les réservoirs de
production de nouveaux signes, de nouvelles matières. C’est un matériau qui est à la fois personnel et impersonnel et qui a une véritable puissance créatrice. Habituellement, cette pratique n’est
pas utilisée directement, en danse, comme processus créatif, encore moins comme dispositif spectaculaire, mais plutôt comme pratique méditative ou comme médium d’intégration de plusieurs
dimensions somatiques à travers le mouvement. Dans mes recherches, je me nous détourne de sa fonction thérapeutique première pour en faire un outil personnel et collectif de recherche
et de composition chorégraphique. Ainsi, avec le Corps collectif nous incluons dans nos
performances publiques des fragments issus de cette pratique, ainsi que des instants singuliers où nous convoquons des modes et des états semblables à ceux que nous traversons dans l’intimité de
la recherche. Nous utilisons également des formes issues du Mouvement authentique dans l’écriture de certaines danses, que nous intégrons ensuite à nos partitions performatives. Le Mouvement
authentique bien qu’il implique une dimension personnelle propre à chacun, est pour moi un rituel collectif d’individuation. Dans une forme modifiée, dégagée de ses aspects psychologiques et
thérapeutiques, il fait partie intégrante de mes modes de recherche. Une fois le chemin fluide ouvert, l’expérience de l’affect et des images vivantes est à vivre. Je n'en attends aucun
résultat préalablement défini. Le corps s’engage dans un devenir qu’il ne peut circonscrire à l’avance. Je pratiquee ainsi le Mouvement authentique, non seulement dans son objectif habituel
d’une individuation personnelle, qui intègre les parts conscientes et inconscientes, mais également à des visées de création.
Le Mouvement authentique est une pratique issue de la danse thérapie et de la pratique jungienne de l’ « imagination active ». Jung avait exploré des moyens de renouer le contact avec une énergie psychique primitive de création, ce contact s’étant selon lui perdu avec le développement de la conscience. Cette dernière nous aurait coupé de la base somatique de la pensée en érigeant une cloison entre le corps et la psyché. Il s’agissait donc de relier ces deux mondes devenus étrangers au fur et à mesure des processus de civilisation : la conscience et la part de l’énergie primitive des couches instinctives profondes, qu’il nomme l’inconscient. Pour cela, il a mis en place une pratique en 1913 : l’imagination active. Elle utilise la danse dans l’optique de relier le conscient et l’inconscient, afin de donner forme aux images qui surviennent. Elle permet d’inclure dans le mouvement des paramètres divers tels que la mémoire, les souvenirs, les rêves ou encore des charges d’émotion ou de sentiment. Jung déplorait qu’on perde trop souvent le lien avec la valeur affective :
On ne perd que trop facilement contact avec elle, car penser et sentir sont deux opérations si diamétralement opposées que l’une exclut presque automatiquement les valeurs de l’autre et vice versa. La psychologie est la seule science qui doit tenir compte de la valeur (c’est-à-dire du sentiment) parce que c’est le lien entre les faits psychiques et la vie (Carl Gustav Jung, Essai d’exploration de l’inconscient [1961], Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2010, p. 173. )
Nous retrouvons dans cette déclaration, l’idée de l’affect comme lien essentiel entre le corps et la pensée. Pour Joan Chodorow, praticienne de Mouvement authentique, « la lumière de la conscience requiert la chaleur de l’émotion. » (Patricia Pallaro (éd.), Authentic Movement, Londres, Jessica Kingsley Publishers, 1999, p. 256). Par l’émotion, les deux parts séparées se relient. Les rêves, quant à eux, sont non seulement porteurs de mémoires mais générateurs de pensées nouvelles. Ils émanent d’un esprit « Qui n’est pas tout à fait humain, mais ressemble plutôt à un murmure de la nature. » (Jung, op. cit., p. 78). Le réel est ainsi à la fois corps et esprit, à la fois matière et psyché, l’un et l’autre en étant deux modes complémentaires, deux aspects d’une seule et même chose. L’intégration de la part consciente et la part inconsciente est un processus d’individuation qui actualise en chacun une dimension nouvelle ; dimension du devenir qui est davantage que l’addition de ses composantes.
Nous voulons, voulons profondément, êtres vus tels que nous sommes par un autre. Nous voulons que quelqu’un en soit témoin. En fin de compte, nous voulons être témoin, nous voulons aimer un autre. ( Janet Adler, « Who is the Witness » [1987] : « we want, we deeply want, to be seen as we are by another. We want to be witnessed. Ultimately, we want to witness, love another. », dans A.M., op. cit., p. 158.)
Cette façon d’accueillir sans juger et de faire avec ce qui se présente sans l’interpréter est proche de ce qui se pratique en BMC. C’est avec un regard semblable que je tente d’aborder les étapes personnelles et collectives des processus de création. Cette démarche fonde une conscience collective qui n’est pas basée sur l’évaluation de l’autre, mais qui pense en termes de processus communs d’individuation et de création. C’est seulement en aval que se dégage le sens de ce qui a été produit et qu’il est possible de le relier à des ensembles plus larges ou à des univers de référence.